Marie Deshayes
JACOVIDES-MOREAU / BESTIMAGE
Elle y incarne une journaliste française envoyée au Cambodge en 1978 pour rencontrer le leader des Khmers rouges avant sa chute.
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Passionnée et généreuse, l’icône du cinéma français revient sur cette expérience, son rôle de présidente de l’Institut Lumière de Lyon et sa fierté d’être la mère de deux acteurs prometteurs.
Qu’est-ce qui vous a séduite dans ce projet ?
Le film de Rithy Panh est inspiré du livre When the War Was Over, d’Elizabeth Becker, une journaliste américaine qui est retournée au Cambodge en 1978, au moment où les Vietnamiens allaient envahir le pays et faire tomber le régime de Pol Pot. Avec un autre journaliste, elle s’est fait promener dans des décors fabriqués de toutes pièces par les Khmers rouges en attendant une probable interview avec le dictateur. Personne ne pouvait alors imaginer le génocide qui avait eu lieu. Le quotidien Libération avait même titré à l’époque : « Phnom Penh libéré par Pol Pot ». Quand Elizabeth est arrivée, les frontières étaient fermées depuis trois ans, et tout le monde ignorait ce qu’il s’était passé. Certains ont longtemps cru à un nouvel espoir avec la révolution, mais tous ont été dupés. C’est l’inhumanité la plus inimaginable qui avait cours là-bas. Plus de trois millions de personnes ont été massacrées.
Avez-vous rencontré Elizabeth Becker ?
Oui, avec Cyril Gueï, qui joue le photojournaliste. Nous avons eu une discussion de trois heures, et elle s’est ensuite rendue disponible tout au long du projet. Elle tenait à aider le réalisateur pour qu’il raconte ce voyage au pays de la propagande. Afin de me préparer, j’ai conçu le carnet sur lequel écrit mon personnage en y collant des articles d’époque, en inscrivant des passages des livres de Rithy… Dans l’Image manquante ou l’Elimination, il racontait, par exemple, à quel point le meurtre de masse peut facilement être caché. Comme le note Elizabeth Becker : « Ce qui était alarmant, c’est tout ce que je ne voyais pas. » La mise en scène qui leur était imposée ne représentait en rien la vie réelle, et elle le savait : elle connaissait le Cambodge, y avait vécu, parlait un peu la langue… Lors de ce voyage, elle n’a d’ailleurs revu aucune connaissance, tous les intellectuels avaient été tués.
Que raconte ce film du métier de journaliste ?
Tout ce qu’évoque le scénario résonne : les dictatures qui contrôlent l’information, les journalistes qui essaient de renseigner, parfois au péril de leur vie. Rithy pose des questions essentielles : Comment exercer ce métier quand rien ne vous y autorise ? Quelle force de discernement faut-il pour voir au-delà de ce que l’on vous montre, quand tout est fait pour vous déboussoler, quand vous êtes dans une bulle prête à éclater ? Comment trouver la ligne de crête pour poser les questions sans être expulsé ? Quelle était la place des journalistes féminines il y a quarante ans ? Dans un autre livre, Elizabeth Becker racontait que, pour travailler, les femmes reporters devaient prendre les risques que les autres refusaient, se rendre dans les pays qui n’intéressaient pas les hommes. C’est comme ça qu’elle s’est retrouvée au Cambodge.
Vous êtes-vous inspirée de françaises pour ce rôle ?
Oui, de Florence Aubenas, dont j’admire le travail. Je regardais des vidéos, des conférences… On a même organisé un dîner avec elle et Rithy. Ce que j’ai retenu de Florence et d’Elizabeth en les lisant, c’est leur capacité à trouver des mots simples pour expliquer l’indicible, c’est leur faculté à imaginer que l’impossible est possible, quand d’autres, à l’image du personnage de Grégoire Colin dans le film, sont dans le déni.
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Ce discernement nécessaire face à l’omerta peut être transposé à tous les sujets qui nous concernent aujourd’hui, les violences sexuelles et sexistes dans le cinéma, par exemple.
Avez-vous tourné au Cambodge ?
Oui, et les témoins ou leurs descendants sont encore à fleur de peau. Aucun acteur cambodgien ne voulait jouer Pol Pot, tant la cicatrice reste béante. C’est Rithy Panh qui s’est dévoué, presque à contrecœur. Il avait 13 ans en 1978, et a connu le pire là-bas : la famine, la disparition des êtres chers…Réaliser ce film, c’était revivre ça dans sa chair. Il a fallu bénir le matériel de tournage avant de commencer, faire des offrandes pour que les esprits acceptent que l’on ravive les souvenirs, qu’ils comprennent que l’on racontait cette histoire pour de bonnes raisons.
C’est un film important pour Rithy, qui est très fier qu’il soit sélectionné à Cannes : cette histoire doit être vue et entendue par un public international.
Vous êtes présidente de l’institut Lumière, à Lyon. Cela représente quoi ?
L’Institut est un lieu où l’on garde vivante la mémoire du cinéma à travers des expositions, un musée, des restaurations d’œuvres, des rétrospectives et le festival, qui a lieu chaque année en octobre. L’idée de rassemblement autour des œuvres me bouleverse : j’aime les ciné-clubs, les petites salles de village… Je crois aux histoires et en leur capacité à nourrir l’échange, à ouvrir les horizons. Par ailleurs, l’Institut est aussi une façon de géolocaliser la naissance du cinéma sur la carte du monde : les frères Lumière sont nés à Lyon, y ont inventé le cinématographe, tourné des films… En tant que présidente, bénévole comme les neuf cents passionnés qui nous aident chaque année, je travaille en étroite collaboration avec le directeur général, Thierry Frémaux.
Je fais circuler les informations, j’émets des propositions, je m’assure que tout le monde puisse être entendu, je crée des liens. C’est une aventure humaine très inspirante.
D’où vient votre cinéphilie ?
Mes parents allaient au cinéma de temps en temps, sans être cinéphiles. En arrivant à Paris, après avoir quitté Genève, je me suis inscrite à l’école de la rue Blanche, et j’ai commencé à rattraper mon retard. J’allais voir un film chaque jour, comme mes deux fils aujourd’hui.
C’est vous qui avez transmis l’amour du cinéma à vos enfants, Paul et Samuel Kircher ?
Nous avons regardé beaucoup de films en famille. Ils ont été très vite habitués au noir et blanc, à la VO, au muet… Désormais, ce sont eux qui me conseillent sur les sorties d’hier et d’aujourd’hui. Ils n’ont pas fait d’école d’art dramatique, mais une partie de leur apprentissage s’est faite à travers le cinéma des autres.
Êtes-vous heureuse qu’ils suivent vos traces ?
C’est très émouvant, d’autant qu’ils ont inventé leur propre façon de faire. J’ai évidemment vu leurs films, que ce soit le Règne animal et le Lycéen pour Paul ou l’Eté dernier pour Samuel, et je suis très fière de leur talent et de leur sérieux.
Mes fils m’inspirent beaucoup, notamment sur la façon dont ils se nourrissent pour préparer les rôles.
S’il devait y avoir une rétrospective de votre filmographie, quels seraient vos choix ?
Mon premier film, Au revoir les enfants, de Louis Malle, la Double Vie de Véronique, de Krzysztof Kieslowski, que je présente encore souvent, Par-delà les nuages, de Michelangelo Antonioni et Wim Wenders. Ce n’est pas rien de tourner avec eux… Et je dirais Othello, d’Oliver Parker, avec Laurence Fishburne et Kenneth Branagh, parce que c’était en anglais, c’était Desdémone… Le film d’action U.S. Marshals, car c’est si éloigné de tout ce que j’ai pu faire ! Je pense aussi à Paul Auster, qui était un ami et m’avait dirigée dans la Vie intérieure de Martin Frost, à la série The Affair, à Shikun, d’Amos Gitaï, et à ce film avec Rithy Panh.
Des rôles très divers, avec des cinéastes de cultures différentes, qui m’ont tous fait évoluer en tant qu’actrice.
Rendez-vous avec Pol Pot, de Rithy Panh. Sortie le 5 juin.
le 02/06/2024
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