Rithy Panh : « Quand vous êtes, enfant, dans un camp khmer rouge, vous n’avez plus la notion du temps »

, Rithy Panh : « Quand vous êtes, enfant, dans un camp khmer rouge, vous n’avez plus la notion du temps »

Il y a 30 ans, le cinéaste Rithy Panh sortait son premier film, Les gens de la rizière. Depuis, il n’a cessé de tourner, alternant documentaires et films de fiction avec pour ambition de faire œuvre de mémoire pour tous les Cambodgiens.

Enfant, il fut comme des millions de ses compatriotes, chassés de Phnom Penh et déporté dans des camps khmers rouges. Il aura survécu contrairement à une grande partie de sa famille, éliminée comme un tiers de la population dont 90% des intellectuels par ce régime totalitaire.

Présenté dans la section Cannes Première, son nouveau long-métrage, Rendez-vous avec Pol Pot est une fiction inspirée du livre de la journaliste américaine Elizabeth Becker. Elle fut invitée en 1978 avec son confrère Richard Dudman et l’universitaire marxiste écossais Malcolm Caldwell, qui y sera assassiné dans des circonstances non élucidées, à visiter le Kampuchéa démocratique, nom du Cambodge sous la dictature des Khmers rouges. Avec la promesse de rencontrer le dirigeant khmer rouge, « frère numéro un ».

Vidéo du jour

Ici, ce sont trois Français, une journaliste, un photographe et un militant communiste, incarnés respectivement par Irène Jacob, Cyril Gueï et Grégoire Colin, qui peu à peu vont découvrir, à leurs risques et périls, ce qu’on leur cache. Incision d’archives en noir et blanc, fiction en couleur, et scènes avec ces figurines d’argiles déjà présentes dans son film L’image manquante, Rithy Panh nous entraîne peu à peu dans un récit glaçant. De passage à Paris, il nous raconte ses héroïnes au coeur de ses films et de sa vie et  son nouveau projet sur les hauts-plateaux du Cambodge au milieu de la forêt et de ses esprits. 

Être journaliste pendant la guerre du Vietnam

Marie Claire : Pour Rendez-vous avec Pol Pot, vous vous êtes inspiré du livre d’Elizabeth Becker (1), une journaliste américaine. Comment l’avez-vous connue ? 

Rithy Panh : Elisabeth Becker était au Cambodge pendant la guerre du Vietnam, sous le régime de Lon Nol. Je l’ai contactée quand j’ai réalisé Bophana, une tragédie cambodgienne, un documentaire sur une figure féminine, une résistante dont elle a raconté l’histoire dans son livre. D’ailleurs, j’ai nommé le centre audiovisuel que j’ai créé à Phnom Penh en 2006, le Centre Bophana en son hommage.

Quand j’ai rencontré Elizabeth, je lui ai dit que j’adapterais bien son voyage au Cambodge, et elle m’a laissé libre. C’est quelqu’un de vraiment généreux.  

Mais dans votre film, ce sont des Français, deux journalistes et un militant communiste qui sont invités à visiter le Cambodge. Et ce n’est pas de la fiction… 

Non. Des gens du Parti communiste sont allés visiter le Kampuchéa démocratique. Et comme je suis plus proche de ce qui s’est passé en France, notamment de mai 68, et sachant que beaucoup de responsables khmers rouges sont venus étudier ici, j’ai situé cette histoire dans le contexte que je connais le mieux. Mais le sujet du film reste le travail du journaliste : Qu’est-ce qu’on voit ou pas ? Comment réagir ? Ce sont des questions très contemporaines. 

Pourquoi est-ce le personnage du photographe qui débusque au péril de sa vie, la réalité? 

Avec Elizabeth, il y avait un photographe et un universitaire qui a été assassiné. Pour incarner le personnage du photographe, j’ai choisi Cyril Gueï, nous avions déjà travaillé ensemble. Quelques chapitres de l’histoire me hantent comme l’assassinat de Patrice Lumumba. Il y a cette photo de lui, entravé, qui résiste alors qu’on lui enfonce un mouchoir blanc dans la bouche. J’ai imaginé que ce photographe africain, qui a vécu la colonisation, voit tout et comprend tout avant Lise Delbo et Alain Cariou. Lise Delbo, journaliste est dans l’analyse, alors qu’Alain Cariou, militant communiste, est dans l’idéologie…

Un hommage à la résistante Charlotte Delbo

Ceux qui sont allés là-bas n’ont toujours pas témoigné de leur expérience. Par honte ? 

Je sais qu’il y avait une militante communiste française mais je n’ai jamais lu une seule ligne d’elle sur sa visite. Un Suédois a mis plus de 30 ans pour revenir et donner ses photos à un centre de documentation au Cambodge. Cela lui a quand même pris 30 ans !  

Charlotte Delbo m’a aidé à recommencer à vivre. Elle a déclaré qu’après Auschwitz, il fallait créer, écrire des pièces de théâtre, de la poésie. Cela m’a encouragé.

Le personnage d’Elisabeth Becker s’appelle Lise Delbo. Est-ce une référence à la résistante Charlotte Delbo (2) ? 

Oui. J’ai rencontré Charlotte Delbo à travers ses écrits. C’est une des personnes qui m’ont aidé à recommencer à vivre. Elle a déclaré qu’après Auschwitz, il fallait créer, écrire des pièces de théâtre, de la poésie. Cela m’a encouragé parce que quand vous ne l’avez pas vécu, c’est plus facile de réaliser La Liste de Schindler mais quand vous vous appelez Charlotte Delbo ou Primo, Levi c’est beaucoup plus compliqué.

Je suis allé voir Marceline Loridan-Ivens chez elle pour lui dire : « Marceline, il faut absolument que tu écrives ce livre. » Elle a publié, Ma vie Balagan (3). Quand je lui ai écrit que je voulais filmer son tatouage, je ne savais pas qu’elle était à l’hôpital. Elle m’a répondu, « C’est émouvant ». Je n’ai pas eu le temps de le faire alors à la fin de mon film, Irradiés, j’ai mis l’extrait du documentaire Chronique d’un été, (4) où elle marche dans la rue tout en parlant de son père, mort à Auschwitz. 

Dans votre livre L’Élimination (5), vous écrivez que vous êtes toujours au bord du précipice… 

Oui, et Marceline aussi l’était. Elle débordait de joie, de générosité, de rires. Mais je me souviens du coucher de soleil, un soir, chez elle rue des Saints-Pères. Peu à peu plongés dans l’obscurité, on a parlé de la mort qui est en nous. Toujours. On en a parlé pendant des heures… 

Le Cambodge et notamment sa jeunesse font-ils face à son passé ?  

Je pense, oui. Beaucoup de jeunes gens viennent au centre Bophana. Et nous avons créé une application, Khmer Rouge History (6), qui compte déjà plus d’un million de téléchargements. Ils y apprennent ce qu’on ne dit pas dans leur famille. 

Une enfance dans un camp khmer rouge

Il n’y a pas eu d’épuration après la guerre au Cambodge. Le fait d’être un pays bouddhiste en est-il la raison ? 

On a appris à gérer depuis un moment déjà. Quand vous avez vécu le régime des Khmers rouges et que des anciens Khmers rouges vivent à côté de vous dans votre village, vous apprenez à prendre sur vous.

Les Cambodgiens ont fait un travail sur soi remarquable peut-être parce qu’ils sont bouddhistes mais aussi parce que la violence a été telle qu’on ne peut pas y répondre par la violence. Il y a beaucoup de sagesse dans notre rapport à ce passé.  

Vous êtes arrivé adolescent en France. Pourquoi êtes-vous devenu cinéaste ? 

Je le raconte dans mon film, L’image manquante : il y avait eu tellement de morts dans ma petite vie que je me disais « Pourquoi un avion ne m’a pas parachuté une caméra, un appareil photo, j’aurais pu faire des images et montrer tout ça. » C’est le rêve d’enfance de celui qui vit dans la tourmente, et la violence. Quand je suis arrivé en France, je me suis dit : « Peut-être qu’il faut parler, apprendre à parler, et en parler moi déjà. » Ce rêve me tient en vie. Ce rêve et Neil Amstrong qui marche sur la lune. Cela me tient en vie parce que quand vous êtes, enfant, dans un camp khmer rouge, vous n’avez plus la notion du temps, plus de compas dans la tête, c’est la lune, votre compas. J’aime toujours l’espace dès que je vois Saturne, je vibre. Face à l’univers, on n’est rien du tout, ce qui vous amène à apprécier l’instant présent, à réfléchir aussi à des choses simples. Aujourd’hui où tout est immédiat, on ne voit plus le temps qui passe. Comment retrouver un rythme à notre niveau humain à cette échelle de l’espace ?  

Je vis sur les hauts-plateaux de Mondolkiri dans le Nord, une région difficile d’accès, sans Internet. C’est le Cambodge des origines, et votre frigo, c’est la forêt.

La France est très fracturée actuellement avec une montée des extrêmes. Quel est votre regard, vous qui avez vécu l’idéologie à son extrême ? 

Si vous regardez mes films, vous voyez que je pose des questions sur l’intérêt de tout conflictualiser. N’importe quel sujet devient conflictuel aujourd’hui.  

Le « Tu n’as pas le droit de dire » devient une insulte, on fonctionne aux tweets, pas à la réflexion. Peut-être que ce n’est pas correct ce que je dis au sujet de la cancel culture mais il ne faut pas que ça devienne cancel avant même la culture. Quand je vois que certains lieux ont interdit de projeter tel ou tel film, je dis : « Non, il faut le projeter et en parler ». 

Quels sont vos projets ? 

Cela fait presque trois ans que je vis sur les hauts-plateaux de Mondolkiri dans le Nord, une région difficile d’accès, sans Internet. C’est le Cambodge des origines, et votre frigo, c’est la forêt. Il faut aller chercher de quoi manger. Quand votre repas est à 18h parce que le soleil se couche à 16h, vous allez cueillir des feuilles pour votre soupe. Là, vous embrassez la nature, et l’écologie, ce n’est pas que ce qu’on nous raconte ici. Il faut se battre, cultiver soi-même son riz, mais les esprits sont là.

Au Cambodge, il y a la forêt et la cosmogonie qu’on a oubliée. Et le soir, sans lumière parasite, vous voyez les étoiles autrement, les tonnerres et les éclairs aussi. Du coup, si chaque chose est vivante, si chaque chose a une âme, cela peut peut-être sauver la vôtre. Quand je reviens parfois à Phnom Penh, c’est dur, les esprits sont de moins en moins dans notre vie, c’est le numérique maintenant.

Je tourne un documentaire, et ce qui est intéressant c’est de vivre avec les gens, de s’installer sur deux ou trois ans, mais c’est de plus en plus compliqué de mener un projet comme celui-ci. J’ai la chance d’avoir Arte qui me laisse une grande liberté.

Rendez-vous avec Pol Pot avec Irène Jacob, Grégoire Colin, Cyril Gueï, Bunhok Lim, en salles le 5 juin. 

1. Les larmes du Cambodge : l’histoire d’un auto-génocide (Presse de la Cité)
2. Résistante, déportée à Auschwitz, autrice de Le Convoi du 24 janvier et Aucun de nous ne reviendra (Editions de minuit)
3. En collaboration avec Elizabeth D.Inandiak (Robert Laffont)
4. Documentaire réalisé par Jean Rouch et Edgar Morin en 1961
5. Co-écrit avec Christophe Bataille (Grasset)
6. À télécharger gratuitement.

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